Saint-Germain des Prés, le 28 octobre. Il y a deux Piketty : l’économiste, et l’intellectuel. Le premier est un scientifique de classe mondiale, qui a renouvelé avec rigueur le débat sur les inégalités de patrimoine. Le second est la réincarnation de Jean-Paul Sartre.
Ce n’est pas une simple politesse que de rendre hommage au premier. Dès 2001, son premier livre (Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998) apparaît comme un tour de force. Rigueur, puissance, pédagogie – tout y est.
En s’appuyant sur un travail statistique considérable, il donne un coup de neuf au vieux débat sur les inégalités de revenu et la fiscalité redistributive. Son best-seller planétaire Le Capital au XXIe siècle (2013) poursuit dans la même veine.
Son originalité ? Sur des sujets « macro » où ses collègues ont tendance à gommer les effets des décisions politiques, vues comme de simples interférences sur des tendances de fond, il rappelle avec force leur importance.
Un exemple ? La « courbe de Kuznets », une courbe en cloche qui décrit la relation entre le niveau de richesse d'un pays et son niveau d’inégalité. Elle suggère une tendance naturelle à la baisse des inégalités dans les économies développées. Piketty a des doutes. Il montre que ce sont les choix faits pour financer guerres et reconstructions, puis des politiques fiscales à visée redistributive, qui expliquent cette baisse au XXe siècle.
Bref, il ne s’en laisse pas compter. Et sa capacité à absorber d’immenses bases de données lui donne de sérieux arguments. Derrière les « tendances naturelles », il y a des décisions. Des rapports de force.
Comme on disait dans les années 1960 : tout est politique !
C’est là que ça se gâte.
Sur Telos, cela fait des années qu’on le suit, et au fil des chroniques un fil rouge finit par se dessiner : Piketty l’économiste s’efface de plus en plus derrière son double l’intellectuel.
Il ne s’agit pas seulement de ses prises de position publiques. Mais de la façon dont elles déteignent sur son travail scientifique.
Olivier Galland, rendant compte en 2019 de Capital et idéologie, relève un durcissement de ses thèses. « Piketty renverse le fameux diptyque marxien en faisant de la superstructure l’opérateur essentiel du système inégalitaire. » Désormais TOUT est affaire de décision. Ce qui emmène notre théoricien dans « une dérive égalitariste ».
Pasquale Pasquino, au printemps dernier, note quant à lui une autre dérive, quand l’économiste, prenant fait et cause contre la réforme des retraites, met en cause le Conseil constitutionnel. « Les arguments que Thomas Piketty produit à l’appui de ses propres doutes renforcent les nôtres quant à sa compréhension du fonctionnement du contrôle de constitutionnalité. »
De Thomas l'incrédule à Thomas l’imposteur ? Plus simplement, un effet Sartre : se mettre à parler avec autorité sur tous les sujets, de préférence ceux qu’on ne maîtrise pas. (Et parfois sur un tonneau.)
Quand, avec Julia Cagé, il s’aventure sur le terrain de la science politique, l’économiste se prend les pieds dans le tapis : en raisonnant à l’échelle de la commune pour inférer des comportements individuels, il commet une erreur de débutant, débusquée dès 1950 par William Robinson et baptisée plus tard ecological fallacy. Gérard Grunberg et Alain Bergounioux se font un plaisir de la souligner. Et par la même occasion de faire tomber la clé de voûte d’un volume de 806 pages.
Mais la contestation des thèses de Piketty est aussi venue sur son terrain d’élection, l’économie, à partir de séries statistiques encore plus vastes que les siennes et remontant plus avant dans le XIXe siècle. C’est son confrère suédois Daniel Waldenström qui la développe, dans un papier traduit sur Telos en décembre 2021 (« La richesse au XXe siècle: une réévaluation » :
« Ces nouveaux résultats remettent en question le point de vue selon lequel le capitalisme sans entrave, tel qu’on l’a connu au XIXe siècle, génère des niveaux extrêmes d’accumulation de capital. Ils mettent également en doute l’idée selon laquelle les guerres, les crises et la taxation du capital sont nécessaires à l’égalisation des richesses. Au lieu de cela, les preuves historiques soulignent la vaste accumulation d’actifs des ménages de classe moyenne, largement dispersés dans le logement et l’épargne retraite, lorsqu’on cherche à rendre compte des tendances observées dans la distribution de la croissance de la richesse au cours du siècle dernier. »
Bref. Un économiste remarquable mais dont les conclusions sont contestées, et un intellectuel comme un autre. Stiglitz, lui, a attendu le Nobel pour jouer à Jean-Paul Sartre. Piketty n’a pas eu cette patience.
Menu gourmand (entrée, plat, fromage et dessert)
La semaine Piketty sur Telos, c’était du 16 au 20, avec les articles de Grunberg, Bergounioux et Galland.
Au menu cette semaine (avec une réduction pour les revenus inférieurs à 500 000 €, sur présentation de votre avis d’imposition) :
Une industrie du solaire photovoltaïque: quelle chance de réussite?
Dominique Finon, le 23 octobre
Désireuse d’échapper à sa dépendance des fournisseurs chinois, l’Europe sera-t-elle capable de reconstituer une industrie solaire sacrifiée il y a quelques années sur l’autel de la concurrence? La création par la Commission européenne en décembre 2022 de l’Alliance européenne de l’industrie du solaire photovoltaïque vise à organiser les financements par Bruxelles et les Etats-membres de projets de grandes capacité de fabrication de panneaux dans plusieurs pays européens. Mais les avantages concurrentiels de l’industrie chinoise sont importants.
Retour sur l’exception occidentale
Une note de lecture de Julien Damon, le 24 octobre
L’Occident se distingue du reste du monde. Particulièrement prospère, la zone a vu naître le développement économique. Une telle exception s’expliquerait, d’abord, par une psychologie particulière, façonnée par des siècles d’évolution à la fois de la parenté et de la société.
L’espoir américain
Dominique Schnapper, le 25 octobre
Les événements du 7 octobre ouvrent une nouvelle étape de l’histoire d’Israël et révèlent un état du monde inquiétant. Les événements actuels relèvent d’une double série historique, l’une locale et l’autre mondiale. Leur enchevêtrement rend le problème presque insoluble. L’Amérique de Joe Biden offre pourtant un espoir, si elle parvient à se hisser au niveau de l’histoire et du danger qui, une fois encore, menace les démocraties.
De l’utilité du «crime de guerre» dans le débat politique
Olivier Galland, le 26 octobre
Une partie du champ politique semble renvoyer dos à dos le Hamas et Israël en évoquant dans les deux cas des «crimes de guerre». Qu’est-ce qu’un crime de guerre? Il faut revenir au droit, pour saisir les enjeux politiques de cette formule.
Des indignés sans boussole
Riccardo Perissich, le 27 octobre
L’un des phénomènes qui ont accompagné les événements tragiques du 7 octobre en Israël est la distance, en Occident, entre les positions prises par les gouvernements et celles de la partie dite «progressiste» de l’opinion publique, généralement la plus prompte à manifester son indignation.
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