Moscou, 17 février. La disparition d’Alexei Navalny réveillera-t-elle la démocratie russe de la léthargie où elle est plongée depuis le retour de Vladimir Poutine en 2012 ? Au fil des ans tous ceux qui croient en ce réveil, et parmi eux de fins connaisseurs de la Russie, ont été détrompés.
L’histoire est certes pleine de surprises. Mais, mise en perspective, la mort à 47 ans du principal opposant au régime est tout sauf une surprise. Elle s’inscrit parfaitement dans la logique de deux décennies où toute idée d’opposition a fini par s’évanouir. Et où les opposants finissent par être éliminés. Ce n’est pas un hasard si depuis hier quelques moscovites intrépides ont déposé des fleurs sur le mémorial à Boris Nemtsov, assassiné sous les murs du Kremlin en 2015.
En juin dernier, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, expliquait au New York Times que les élections « pourraient théoriquement ne pas être organisées, car il est déjà évident que Poutine sera élu ».
Évidemment, c’est bien plus simple ainsi.
Quand une majorité existe, pas besoin d’élections. Et pas besoin non plus d’opposition.
L’élimination physique des opposants et autres indésirables, ici, n’est pas un crime politique comme un autre. C’est la traduction en actes d’une idéologie qui considère que l’opposition n’a aucune valeur. Et qui fait en sorte que la réalité épouse cette croyance.
Les auteurs de Telos ont déjà décrit par le menu le collier étrangleur qui restreint progressivement les libertés publiques, en isolant et en sortant du corps social tous ceux qui osent une parole différente (Gérard Grunberg, « Le retour du totalitarisme soviétique », 9 mars 2022, Kristian Feigelson et Valéry Laigre, « Agent étranger : le retour discret du totalitarisme », 22 novembre 2023). L’opposition, la minorité, sont des corps étrangers qu’il convient d’extraire du corps social, et au besoin d’éliminer.
On aurait tort de conclure que cette logique mortifère ne concerne que les citoyens qui s’engagent en politique. C’est la légitimité même d’une minorité qui est en cause. Dans le même article du NYT, la présidente de la Commission électorale centrale, Ella Pamfilova, se risquait sur le terrain de la théorie politique.
« Qu’est-ce que la démocratie ? C’est seulement un moyen de former le gouvernement par des élections. En Occident, la démocratie n’est pas le règne de la majorité, mais de la minorité ; en Russie nous n’avons pas besoin d’une telle démocratie ».
Camus écrivait en 1958 que « la démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » (Carnets III). Les démocraties malades et autres démocratures cultivent le fait majoritaire en oubliant que cet avers a son revers : l’existence légitime d’une minorité, sa capacité à devenir une majorité un jour, sa valeur pour, par la délibération, instruire et construire de bonnes décisions.
La Russie s’éloigne chaque jour davantage de cet idéal. Dans un article paru à l’automne dernier, Bernard Chappedelaine expliquait le raidissement du régime et la guerre en Ukraine par une sorte de fuite en avant. « La propagande, la fraude et la criminalisation de l’opposition sont complétées par une stratégie, ancienne, de dépolitisation, il s’agit de dissuader de toute action collective, de persuader l’opinion qu’elle n’a pas prise sur les événements, qu’elle doit se contenter de vaquer à ses occupations et s’en remettre au « chef » (« вождь »). Cette approche a fonctionné tant que le système a été en mesure de redistribuer une partie de la rente énergétique, mais le refus de la modernisation économique et sociale a conduit à une impasse et à la stagnation des revenus, rendant de plus en plus difficile d’acheter la loyauté de la population. » (« Les élections en Russie, mode d’emploi » 19 septembre 2023)
Les démocraties d’Europe de l’Ouest ont bien du mal, aujourd’hui, à produire des majorités consistantes. Certaines sont minées par les divisions. C’est un problème. Mais ce qui se passe en Russie nous rappelle la valeur des désaccords et la vertus d’une société qui ne connaît pas l’unanimité.
Sur Telos cette semaine ? Plusieurs articles interrogent les divisions des sociétés ici et ailleurs.
Les Occidentaux entre la haine de soi et l’aveuglement idéologique
Pierre-André Taguieff, 16 février
Ce qui est frappant dans l’évolution politico-culturelle du monde occidental, c’est l’oscillation permanente qu’on y rencontre entre le sociocentrisme positif, fondé sur l’autosatisfaction et le sociocentrisme négatif, animé par le dénigrement systématique de soi et l’auto-accusation, ce qui conduit à idéaliser les cultures ou les civilisations étrangères, même lorsqu’elles ne montrent hostiles à notre égard.
La démocratie sociale et la représentativité de ses acteurs
Marcel Grignard, 15 février
La démocratie sociale et la représentativité de ses acteursVouloir une démocratie sociale dynamique et efficace amène à interroger la légitimité de ses acteurs : qui parle et agit au nom de qui ? Et naturellement, comme le proposait Guy Groux sur Telos il y a quelques semaines, à examiner ce qu’a produit la réforme de la représentativité syndicale de 2008. Le sujet est complexe et donne souvent lieu à des analyses un peu courtes pour des solutions qui le sont tout autant.
Boris Nadejdine et les leçons d’une campagne interrompue
Bernard Chappedelaine, 14 février
L’éviction, sans surprise, de Boris Nadejdine de l’élection présidentielle russe est riche d’enseignements, tant sur les calculs du Kremlin que sur l’état d’esprit de la population, moins monolithique qu’on ne le dit souvent.
La guerre israélo-palestinienne aux yeux des Iraniens
Mahnaz Shirali, 13 février
Le 8 octobre, lors d’un match au stade Azadi de Téhéran, plus de 78 000 supporteurs iraniens ont chanté un chant injurieux dès que les organisateurs ont brandi le drapeau palestinien. Les vidéos de l’événement ont tourné en boucle partout dans le monde et les dirigeants du régime sont restés stupéfaits. Cette divergence n’a pourtant rien de paradoxal.
Les futurs de Pierre Veltz
Une note de lecture de Dominique Schnapper, 12 février
Le denier livre de Pierre Veltz reprend et synthétise sous une forme pédagogique et simple (une série de courts chapitres parfaitement clairs) des thèmes qu’il avait développés dans des ouvrages précédents. Il propose une réflexion informée et stimulante sur l’industrie et sur l’évolution de notre société à l’âge de l’informatique et du monde fini.
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